mercredi 23 juillet 2008

Le scientisme psycho-psychiatrique et ses victimes, par Agnès Aflalo

| LNA n°9 |
On doit aux progrès de la science et du capitalisme la catégorie moderne de victime. Après la production industrielle des victimes de la deuxième guerre mondiale, la mondialisation à son tour engendre les siennes. Le signifiant monétaire fait l’argent roi, tout comme les lettres des mathématiques font la science souveraine. Leur pouvoir universel a fait pâlir l’autorité singulière du maître qui régnait jusque-là. Pas un seul magistère n’a pu résister. C’est vrai des chefs de la famille comme de l’État. Rien ici à déplorer, plutôt le devoir d’élucider.
La médecine, devenue scientifique, produit les mêmes effets : progrès fulgurants et victimes en nombre. Il y a peu, le médecin tenait son prestige incontesté de la pratique de son art clinique, alors que le rôle des machines à capter le savoir de l’organisme était secondaire. Le rapport de force s’est inversé. Mais la machine fait mieux mourir qu’aucun médecin parce qu’elle produit toujours plus de victimes contaminées, infectées, irradiées, etc.
Certains médecins, nostalgiques, déplorent leur perte d’autorité. Parmi eux, des psychiatres à la recherche des fondements scientifiques introuvables de la psychiatrie. Sa renommée, la jeune discipline la devait à ses cliniciens, qui écoutaient leurs patients. L’invention de la psychanalyse a changé la donne, parce que le symptôme psy répond à qui lui parle. Lorsqu’il répond au maître, il devient plus opaque ; en revanche, il cède à la lumière de la psychanalyse. L’expérience le démontre, se faire responsable du symptôme psy relève d’une décision éthique.
Rejetant la clinique, mais avides d’autorité, des psychologues, et quelques psychiatres, ont misé sur le scientisme des TCC pour se parer indûment du label « science». Craignant la liberté, et la responsabilité qu’elle implique, ils rêvent de découvrir des lois qui les asservissent comme des machines. Faute de les trouver, ils adressent des prières aux législateurs, comme si les lois de la République pouvaient commander celles de la science. Ce destin-là, ils le veulent pour tous : collègues psys insoumis à leur diktat, patients et citoyens. Réunis dans de savants cénacles et dans quelques universités, ces Diafoirus ont décidé que parler est un acte médical à légaliser sans délais.
Le scientisme n’est pas seulement une fausse science, il renforce les impasses de la civilisation contemporaine, car il rejette la singularité. Rejeté, le sens revient dans les extrémismes religieux et les dérives sectaires. Le retour de la jouissance opaque alimente les colloques sur la magie. Les manuels DSM de la psychiatrie font chaque jour plus de victimes. À force de purges et de saignées, la profession est sinistrée, les patients incompris, et le public inutilement en danger. La violence des agressions perpétrées par des patients déjà suivis par ces psychiatres éperdus de preuves crues scientifiques défraye partout la chronique. La singularité rejetée fait retour comme tristesse, chacun peut le percevoir. Elle va de plus en plus souvent jusqu’à la dépression, et le nombre de suicide augmente sans cesse. Rien n’y fait : les dites conférences de consensus déplorent les victimes, mais s’obstinent à chercher une loi inexistante. On refuse la cause singulière du vivant qu’est sa jouissance. Seuls les morts comptent. Alors, la croyance au microbe dans le cerveau du trépassé reprend du service, pendant que sévit la théorie génétique des dépressions et autres psychoses. Être homme ou femme repose sans doute sur des données génétiques, mais chacun doit pourtant les subjectiver. Et cette subjectivation est tout, sauf génétique.
La nouvelle profession de psychothérapeute inventée par le projet d’arrêté émane d’une volonté acharnée à réglementer la parole échangée entre deux personnes, afin d’imposer silence, par le moyen du pouvoir d’État, à ceux qui souffrent. Tant que le scientisme psycho-psychiatrique continuera ses méfaits, le nombre des victimes augmentera. Le moment est venu de reconnaître que le devoir à l’égard des victimes, c’est aussi la prévention. Elle passe par l’analyse du malaise dans la civilisation. Si les professions psy refusaient de livrer combat, elles connaîtraient la défaite et le déshonneur, et bien au-delà du strict exercice professionnel. Servir les victimes demande de s’apercevoir avec Baltasar Gracian qu’il faut renverser un monde de préjugés «où la vertu est persécutée, le vice applaudi, la vérité muette, et le mensonge trilingue». La question est éthique.